Par Andréanne Côté, étudiante à la maîtrise en Sciences des religions à l’Uqàm et médecin en soins palliatifs au Chum
Comment les attentes et les appréhensions face à la mort sont-elles susceptibles de se transformer à l’intérieur du yoga ? Comment la connaissance de Soi peut-elle mener à une libération, en éradiquant la peur liée à la mort du corps ?
Objectifs
Devant l’abondance des discours qui prônent le progrès, l’émancipation sociale et l’espoir d’un futur meilleur, il est facile d’oublier l’importance des processus visant la connaissance de Soi et de négliger la préciosité du moment présent. Or, l’émancipation dont il est question dans la philosophie du yoga aspire à libérer la conscience des tourments de l’ego. L’étude de cette question est porteuse d’espoir en ces instants de fragilité individuelle et collective, alors qu’un mode de vie axé sur l’agir au détriment de l’être, sur la performance aux dépens de la présence, peut susciter une remise en question des choix et des valeurs à l’approche de la mort.
Plusieurs éléments de la pensée occidentale moderne teintent le regard que l’on pose (ou que l’on évite de poser) en ce qui concerne la question de la mort. C’est pourquoi il peut être enrichissant, d’un point de vue anthropologique, sociologique et philosophique, de revisiter des traditions culturelles qui appréhendent différemment cette période de la vie.
Le but de ce texte est de décrire comment les attentes et les appréhensions face à la mort sont susceptibles de se transformer à l’intérieur d’un modèle philosophique tel que le yoga, et comment la connaissance de Soi peut mener à une libération, de par la dissolution de la peur liée à la mort du corps.
Histoire
Historiquement, la naissance du yoga comme pratique spirituelle précède l’arrivée de l’hindouisme en tant que religion instituée. (Feuerstein 2003) Bien qu’ils partagent un vocabulaire commun en raison de leurs racines ancrées dans la tradition védique, le yoga et l’hindouisme sont deux entités distinctes.
Le yoga comme système philosophique élaboré (Darśāna), apparaît dans la tradition écrite hindoue (Smrti) autour des années 100-400 EC. Les Yoga-Sūtras de Patañjali, qui constituent le yoga royal (Raja Yoga), forment les écritures les plus élaborées découvertes à ce jour en regard de ce système.
Le yoga n’est pas une religion
Le yoga n’est pas une religion, au sens d’un ensemble organisé de croyances et de représentations, d’observances, de rites et d’institutions. (Reeber 2002) Il concerne la dimension spirituelle, cet espace intérieur qui exprime la volonté que possède l’humain de trouver un sens profond à son existence en se tournant vers un lieu intemporel, abstrait, dans lequel peut évoluer l’âme. (Cagnolari 2003)
Le « joug »
Le mot yoga est dérivé de la racine sanskrite –yuj, qui donnera naissance, dans la langue latine, aux mots « joug », « joindre » et « jonction ». Le « joug » fait référence à l’assemblage qui permet de relier l’animal à son attelage, afin d’obtenir un mouvement dans une direction donnée. La direction visée à travers la pratique du yoga est celle qui permet d’atteindre un état d’équilibre, d’unité et d’harmonie, en dissipant et sublimant les turbulences intérieures.
La conception de la mort dans la tradition védique
Au moment de la mort, le souffle vital (prāna) et le corps causal (ātman ou Soi infini) quittent le corps physique pour retrouver la source primordiale et absolue (Brahman). Le corps mental (jīva) transite pour sa part dans une zone intermédiaire où il recueille les fruits de son karma. Cette loi universelle, régie en fonction des mérites et des fautes accumulées lors des vies antérieures, influence le devenir de sa prochaine incarnation. La mort fait donc partie intégrante d’un cycle naturel de retour à la source, plutôt qu’une finalité qu’il faille à tout prix repousser.
La souffrance à transcender
L’objectif du yoga est de parvenir à se libérer de la souffrance liée à l’incarnation de la conscience (kleshas). Au nombre de cinq, les kleshas sont décrits dès les premiers chapitres des Yoga-Sūtras de Patañjali. L’ignorance (Avidyā) consiste à attribuer les caractéristiques des corps physique et mental au Soi infini, tandis que l’illusion de l’ego (Asmitā) est de prétendre qu’ils sont séparés du reste du monde. L’attirance (Rāga), par la recherche des plaisirs immédiats et la nature éphémère du bien-être qu’ils entraînent, est également source de souffrance.
Son corollaire est l’évitement des expériences désagréables (Dvesha), qui explique l’aversion qu’éprouve l’être humain face à la douleur et la maladie. Enfin, l’attachement à la vie (Abhinivesha), parce qu’il mène à la peur de la mort, est aussi reconnu comme une source de souffrance que l’on cherche à transcender.
Le retour vers l’unité
Pour parvenir à se libérer de la souffrance et retrouver en soi un sentiment d’unité, différentes attitudes sont encouragées à travers la pratique du yoga. Pour sortir de l’ignorance et accéder à la connaissance de Soi, il faut entretenir une présence attentive et faire preuve d’introspection. Pour se libérer de l’emprise de l’attachement, il faut pratiquer le renoncement, qui s’actualise dans une rupture avec le passé et le futur, de même qu’avec le monde matériel et mental auquel nous sommes contraints, pour vivre l’ici-maintenant. Pour se libérer de la peur de la mort et accéder à la libération, il faut savoir exercer le lâcher-prise.
La voie du yoga royal
Les huit membres du yoga de Patañjali servent de guide pour la mise en application de principes philosophiques abstraits. Chacune des étapes est une préparation à la suivante. Puisque la frontière entre la pratique et la philosophie est poreuse, le yoga devient un mode de vie et un art de vivre. Au terme du processus, la dissolution de l’ego est totale, de même que les perceptions illusoires de la réalité. L’expérience de la conscience infinie et de la fusion avec l’Absolu mène à la délivrance.
Application possible en soins palliatifs : le yoga thérapeutique
Le yoga thérapeutique se définit comme une technique intégrant la pratique et la philosophie du yoga pour améliorer la santé et le bien-être des individus en leur permettant de prendre une part active à leur traitement, tout en s’adaptant à leurs besoins et à leurs limitations. Puisqu’il est reconnu qu’une vie spirituelle saine facilite le processus d’acceptation de la mort, il est intéressant d’étudier les effets de programmes thérapeutiques qui intègrent le yoga et la méditation, auprès de personnes atteintes de maladies menaçant leur vie.
Conclusion
Au-delà de ses bienfaits physiques et psychiques indéniables, les aspirations métaphysiques du yoga sont beaucoup plus larges puisqu’elles concernent la libération, la transcendance de Soi, de l’espace et du temps. Éviter de s’attacher aux fluctuations de cette vie, savoir lâcher prise sur les joies autant que sur les peines, tels sont les véritables défis de l’existence humaine.
Ce détachement est essentiel, la suppression de la peur de la mort ne pouvant exister qu’en dehors du besoin désespéré de vivre. Une fois ces principes intégrés, les corps physique et mental, non plus réduits à de simples objets sources de plaisirs et de douleurs, servent de levier émancipateur. Faisant preuve de lucidité quant aux limites de ceux-ci et ne craignant plus leur perte, l’être prend enfin conscience de leur transformation prochaine et inévitable, à l’image du grand flot cosmique. Il réalise que la mort permet la vie parce qu’elle lui permet de se libérer de cette illusion à travers laquelle son identité s’enlise.
Bibliographie
Cagnolari, S. (2003). Lexique des spiritualités. Paris, Oxus.
Eliade, M. (1975). Techniques du yoga. Paris, Gallimard.
Feuerstein, G. (2003). The deeper dimension of yoga: theory and practice. Boston, Shambhala Publications.
Marcaurelle, R. (1999). « Transcender la mort et… la vie : Le yoga et l’attachement à la vie » Revue Frontières (Montréal) 11(3): 51-53.
Reeber, M. (2002). Les grandes religions dans le monde. Toulouse, Milan.
Tardan-Masquelier, Y. (2004). L’esprit du yoga. Paris, Albin Michel.
Ce texte fera l’objet d’une présentation lors du 19e Congrès international sur les soins palliatifs du 9 au 12 octobre 2012 à Montréal. Pour toutes questions ou commentaires, veuillez contacter l’auteure : andreanne.cote.chum@ssss.gouv.qc.ca
Dernière modification: septembre 17, 2019